Cambodge Soir, 2 Février 2006

Dernier au revoir à Ingrid Muan par Svay Ken

Stéphanie Gée
 

 

 
 

Chez les artistes-peintres, quand on veut rendre hommage à un être aimé disparu, les tableaux se substituent aux offrandes. En une vingtaine de toiles accrochées aux murs de l'Institut Reyum, Svay Ken, représentant de l'art naïf au Cambodge, a tenu à saluer la mémoire d'Ingrid Muan, la co-fondatrice de cet espace culturel, décédée il y a un an à Phnom Penh*. "Un an ce n'est pas beaucoup; on ne savait pas quoi dire, pas quoi faire. Svay Ken estvenu me voiravec l'idée d'évoquer en peintures cette amitié. On ne voulait pas de service religieux mais un hommage discret, sobre, et cette exposition, était la façon la plus appropriée de le faire. On a voulu montrer qu'on continue [à Reyum] tout en gardant notre histoire", explique Ly Daravuth, directeur de l'Institut.

Svay Ken, petit homme de 74 ans aux yeux rieurs et aux sourcils broussailleux, obligé aujourd'hui de se dé-placeravecune béquille, raconteavec une simplicité touchante la tendresse qui est née entre lui et Ingrid. Une relation père-fille s'était très vite instaurée entre eux. "Quand mon épouse a trépassé, en janvier 2000, une heure après je téléphonais à Ingrid. C'était pour moi comme si j'annonçais à ma fille la mort de sa mère..."

Dans chaque toile, Ingrid, cheveux châtains clairs tirés en arrière, apparaît vêtue du même pantalon de coton noir assorti de la même chemise bleu marine imprimée de "points semblables à des œufs de gecko", une tenue qu'elle ne quittait jamais quelles que soient les occasions, rappelle Svay Ken dans un texte qu'il a rédigé en accompagnement de ses peintures. Sur le visage de la douce Américaine, qui aurait eu 42 ans cette année, flottait toujours un imperturbable sourire. Léger, presque contenu, humble.

Un jour de 1998, alors qu'il travaillait dans son atelier situé près du Wat Phnom, Svay Ken voit "une étrangère, blonde et grande, avec un assez long nez et des yeux gris [...], une large bouche et de fines lèvres" venir à sa rencontre à grandes enjambées et le saluer en joignant les mains. "Elle était gentille et pouvait parler khmer.[...] Elle était venue au Cambodge pour effectuer des recherches dans ie cadre de son PhD [thèse] et donner des cours à l'Université royale des Beaux-arts à Phnom Penh. Elle est venue me trouver parce qu'elle avait entendu parler de mon travail", raconte le peintre, qui a mis sept mois pour donner forme à cette rétrospective de l'histoire de leuramitié. Il aégre-né sur la toile ses souvenirs, du soutien indéfectible que l'Américaine lui a offert dans son travail à son adoption par la famille de l'artiste. Un déroulé qui s'achève sur la mine déconfite de Svay Ken le 29 janvier 2005 lorsque son fils lui tend un document annonçant la mort d'Ingrid. Point final de l'expo : le peintre en recueillement devant la photo d'Ingrid encadrée d'une couronne funéraire. Une scène qui s'est répétée dimanche, lors de l'inauguration de l'exposition à Reyum. C'est devant la photo d'Ingrid, posée sur une table dans l'intimité d'un bout de couloir, que Svay Ken a répondu aux questions des journalistes.

"Ingrid faisait toujours passer le travail avant sa santé, même à la fin quand elle était malade", résume ChanVitharin.photographeet peintre, et également ami d'Ingrid. "Elle fait partie de ces gens qui ne veulent jamais déranger et pensent toujours aux autres d'abord. Quand l'un d'entre . nous avait besoin d'un coup de main, qu'il soit confronté à des problèmes de fonds pour mettre sur pied un projet oudelanguepourremplirdesdossiers rédigés en anglais, c'est toujours vers Ingrid qu'on se tournait. Elle ne refusait jamais un service, elle ne savait pas dire non. Que quelqu'un de sa connaissance tombe malade et elle était une des premières à se rendre à son chevet", rapporte, mélancolique, Chan Vitharin.

"Cela fait un an déjà, mais elle est toujours là... avec nous", murmure Svay Ken. Il a intitulé l'exposition "Un bon ami estdifficileàtrouver", prenant soin d'expliciter dans le texte d'accompagnement quelle réalité recouvre le mot "ami". "Elle m'atoujours soutenu: tantôt m'aidantàtrouverdes fonds, à rédiger en anglais mon CV, à me faire connaître, tantôt en se tenant près de moi quand je traversais des moments difficiles, comme après la disparition de ma femme. Que je vienne à tomber malade et elle me rendait visite, m'apportant des fruits et m'encourageant à m'alimenter..." Il se souvient que les derniers mots qu'elle lui a adressés, peuavant de s'éteindre, furent des paroles bouddhistes portant sur la reconnaissance. Et la reconnaissance, Svay Ken en déborde à son égard. .

* "A good friend is hard to find", hommage à Ingrid par le peintre Svay Ken, à l'Institut Reyum, n° 47 rue 178