Cambodge Soir, 31 Mars 2005

Chan Vitharin,
aux sources de l'ornementation khmere

Julien Lécuyer
 

 

"Quand nous en avons parlé la première fois, m'a prévenu : 'Vitharin, tu risques d'y consacrer ta vie'!" De cette discussion avec Ingrid Muan, l'une des fondatrices de la galerie et de l'Institut Reyum, décédée récemment, Chan Vitharin se souvient de chaque mot. Comme si'les paroles, prononcées il y a quatre ans de cela, avaient scellé son destin.

Quatre ans. C'est le temps qu'il aura fallu pour rassembler dans un ouvrage de 530 pages l'essentiel des connaissances sur le "Kbach", l'ornementation khmère. Lorsque Chan Vitharin débarque en 2000 pour un job à mi-temps chez Reyum, le projet d'une synthèse sur les ornements est déjà né, fruit de la réflexion des fondateurs de l'ONG, Ly Daravuth et Ingrid Muan. Ancien étudiant à la faculté des Beaux-Arts de Phnom Penh, Chan Vitharin a eu bien des occasions d'éprouver ses talents d'illustrateur et de photographe. Tour à tour photojournaliste à Cambodge So/ret dessinateur pour l'ONG Action IEC (Information, éducation et communication), le jeune homme, âgé de 32 ans, s'est frotté à la peinture d'affiches, aux illustrations de posters, de couvertures de livres et de campagnes institutionnelles. Ses pas le mènent naturellement chez Reyum, qui cherche à pousser les jeunes vers la recherche. "Cela fait partie de nos objectifs, explique Ly Daravuth. Trop de jeunes sont employés par des ONG uniquement pour faire du travail d'enquête, alors que tant reste à faire dans le domaine de la recherche. Comme sur le thème de l'habillement quelque temps auparavant, nous avons cherché à lancer des Cambodgiens dans la réflexion sur les arts."

Le sujet de l'ornementation khmère, si peu traité, s'impose. Très présente dans l'architecture, elle n'afait l'objet que de travaux secondaires destinés à éclairer la chronologie des temples. "Pendant un siècle, les chercheurs ne se sont concentrés que sur cela, note Ly Daravuth. Bien sûr, il existait quelques livres traitant le sujet, mais rien de synthétique." Le reste des connaissances repose encore - pour combien de temps? - dans la mémoire des maîtres-artisans. Sculpteurs, orfèvres et ferronniers qui ne livrent leur savoir qu'à leurs seuls apprentis.

Après deux ans de formation au travail de recherche, Chan Vitharin se lance donc à l'assaut de la montagne "Kbach", bientôt rejoint par un autre étudiant, Preap Chanmara. "J'ai dû interviewer près d'une vingtaine de professeurs et artistes pour qu'ils proposent une classification et des pistes pour expliquer l'origine des motifs", résume Chan Vitharin qui a vadrouille dans l'ensemble du royaume pour glaner quelques quatre cents photos. Plus de 1 200 dessins auront été en outre nécessaires pour illustrer la genèse des ornementations.

Un travail gigantesque qui constitue l'intérêt essentiel de l'ouvrage distribué à 1 500 exemplaires. Plus qu'un livre technique qui répertorie les quatre grandes écoles d'ornementations (Kbach Angkor, PhniTes, Phni Voa et Phni Pleung), Kbach, A Stu-dy Of Khmer Ornament* propose une lecture didactique inédite de la création des motifs. L'hypothèse développée? La correspondance des formes avec celles présentes dans la nature : le lotus devient ogive, le ficus un cœur inachevé, les dents de poisson un rectangle fendu dans sa longueur...Ce retour aux sources, décrit dans sa progression vers les ornements complexes finaux, amène soudainement à penser l'esthétique khmère dans un mouvement de recréation de la nature, avec toute la symbolique dont elle est chargée.

Car l'ornementation, comme le décrit Ly Dara-vuth, ne peut se réduire à un "moyen d'enjoliver". "Dans le théâtre ou l'architecture, elle prend sens, juge le fondateur de Reyum. A Angkor, par exemple, elle était utilisée à l'occasion de certains événements." Ainsi, "la flamme, poursuit Chan Vitharin, sera présente lors des funérailles autant qu'au moment de la naissance, pour symboliser la vie."

Bien sûr, Chan Vitharin sait que l'ouvrage sera débattu. "Là où nous voyons la coquille d'un escargot, d'autres verront le chiffre 'un' en khmer. Làoù nousdisons lotus, d'autres diront canard sacré", dit-il en haussant les épaules. Qu'importé! Si le manuel fige les choses, au moins a-t-il le mérite de faire le point sur de^ connaissances dont le souvenir ne tient plus qu'aux fils de quelques existences.

Etl'effortest loin d'être achevé. D'autres travaux d'ethnologuesou de linguistes seront nécessaires pour élucider l'origine de l'ornementation khmère. Chan Vitharin se dit prêt à affronter ce nouveau challenge. Depuis janvier, il a commencé une étude comparative des styles d'ornements sur les temples cambodgiens, laotiens et thaïlandais. "Et pourquoi pas, ensuite, s'enflamme-t-il, pousser jusqu'à chercher les correspondances avec les styles indiens, voire grecs ou latins?" Impossible? Non, seulement le travail d'une vie.

* Kbach, A Study Of Khmer Ornament, dessins et photos deChanVitharim.ReyumPublishing. Prix: 25$ (15$ pour les étudiants et les professeurs).

Exposition des dessins et photos à la Galerie-Reyum, vernissage ce soir de 17 à 20h, n°47 rue 178 à Phnom Penh.