Cambodge Soir, Vendredi 6, Samedi 7, Dimanche 8 Septembre 2002

A la (re)découverte du Reamker

Texte : Irène Berelowltch
 

Dans la ville d'Ayodhya, vivait un roi du nom de Tusarot. Il avait trois épouses, les reines Kaousurya, Kaikasey et Deulaika (Neang Samotreadevi). De ces reines, Tusarot avait eu quatre fils: Preah Ream (le fils de Kaousurya), Preah Leak et Preah Bhirut (les fils de Kaikasey) et Sutrut (le fils de Deulaika). Dans leur jeunesse, ces quatre princes furent envoyés étudier auprès d'un ermite. Quand les quatre princes eurent fini leurs études, l'ermite demanda à Preah Ream de bander son arc et de tirer une flèche afin qu'il montre sa puissance, et que l'on puisse voir s'il était déjà intelligent et fort....."
 

Ainsi commence le récit qu'un ministre de la Cour, Thiounn, écrivit en 1903 pour résumer les milliers de vers du Reamker, épopée fondatrice dans la culture khmère, adaptée du Ramayana indien, et représentée en une gigantesque fresque commencée cette année-là dans l'enceinte du Palais royal. C'est cette version résumée, mais foisonnante, parmi les innombrables qui se racontent, se transmettent et s'improvisent au Cambodge, peut-être depuis le V siècle, que l'institut Reyum a choisie pour accompagner les peintures de Chet Chan, héritier d'une tradition picturale séculaire, auquel la galerie et maison d'édition consacre une exposition et un beau petit livre (bilingue khmer anglais). Y figurent, entre autres, la soixantaine des personnages essentiels de l'épopée, depuis le héros éponyme et sa princesse, Neang Seda, jusqu'à leur puissant ennemi, Krong Reap, le roi des yeak (démons) aux dix têtes, en passant par le très merveilleux bestiaire des créatures magiques, dont le blanc et turbulent Hanuman, commandant des singes guerriers, le "buffle d'eau à la peau bleue" Tupi, ou Sampali, l'oiseau sans plumes.

 


 


Krong Reap

Krong Reap, ou Tusamuk, est le roi dea yeak (ou démons) qui règne sur Is cité de Langka dans l'île de Langka. Krong Reap est dépeint comme un yeak à la peau verte. Bien qu'il soit censé être doté de vingt bras, Krong Reap est généralement représenté avec quatre, six, huit ou dix bras seulement, qui tiennent chacun une arme de bataille, telles l'arc, la lance, le bâton ou le trident. On dit de Krong Reap qu'il a dix têtes, mais II est peint d'ordinaire soit avec un large visage de yeak. ou quatre visages (comme ici).
 

 

L'idée qui a inspiré la commande des quelque 80 tableaux exposés aujourd'hui est vieille de trois ans, explique Ly Daravuth, co-directeur de Reyum : il s'agissait alors de publier un "manuel" d'un art pictural en vole accélérée de disparition. Car les fresques de la Pagode d'argent, faute de financement, pourrissent doucement dans l'enceinte du Palais, et les étudiants des Beaux-Arts investissent l'essentiel de leur énergie dans la reproduction à l'infini d'AngkorWat au coucher du soleil. Car les pagodes, autrefois lieux privilégiés d'exposition et de commande pour les peintres du Reamker, n'ont plus guère de goût, ou d'argent, que pour les scènes bouddhiques bariolées. Et l'histoire du prince Ream et de Neang Seda, autrefois transmise de génération en génération, des grands-parents aux petits-enfants, des plus humbles troubadours de village aux danseuses sacrées du Ballet royal, est devenue un sujet de baccalauréat, mais peut difficilement garder sa place privilégiée dans l'engouement populaire, face aux tentations de la consommation culturelle contemporaine.

"Il est difficile de savoir pourquoi le Ramayana s'est Imposé de façon si écrasante parmi les Khmers, quand en Indonésie, par exemple, c'est le Mahabarata qui a conquis", s'interroge Son Soubert, qui doit prononcer mercredi prochain à Reyum une conférence sur "les significations du Reamker". "C'est peut-être lié à l'institution de la royauté, et à sa structure pyramidale. Le Ramayana est la geste d'un roi idéal, tandis que l'histoire des Pandava et des Kaurava, malgré la présence divine de Krishna, met en scène des héros faillibles et imparfaits", avance-t-il. En Inde, chaque représentation de l'épopée reste, au moins dans les campagnes, un événement sacré, qui convoque le Dieu lui-même parmi l'assistance des hommes. En revanche, l'historien de l'art estime que le récit a perdu, en s'implantant au Cambodge, un peu de sa dimension sacrée, "en toutcas après l'époque angkorienne, et la généralisation du bouddhisme". "Il me semble, précise-t-il, que c'est surtout le fantastique, le merveilleux du récit, qui a séduit ici les imaginations, de génération en génération. Un peu comme L'Iliade et L'Odyssée en Occident, même si le Cambodge, comme toutes les sociétés asiatiques, n'a pas installé de barrière entre le sacré et le profane."

 

 

 

 

Preah Ream

Preah Ream est le fils du roi Tusarot et do sa première épouse Kokolyan (ou Kaousurya). Le rapt de la femme de Preah Ream, Neang Seda, par le roi des yeak, Krong Reap, déclenche l'essentiel de l'action narrée dans le Reamker. Preah Ream est représenté comme un être humain à la peau verte, avec une parure de tête dite mokot neay roong. Preah Ream est considéré comme une Incarnation de Preah Neareay (Vishnou).

 

 


 


S'il estime que "tout le monde reste capable d'identifier au moins les principaux épisodes" de l'histoire, Son Soubert partage le constat de Reyum, celui de la destruction de la richesse et de la vitalité des modes narratifs par les Khmers rouges et la guerre, bien sûr, mais aussi les tentations consuméristes de la reconstruction. "Quand j'étais gosse, c'est une histoire que l'on entendait et voyait représentée partout." Des tréteaux campagnards, où chaque interprète, se réappropriait la trame de l'épopée au gré de sa poésie personnelle, aux veillées de la maisonnée familiale. "Et puis une fois l'an, pour l'anniversaire du roi, on allait en foule au Palais, où le clou des festivités était une représentation du Reamker par le Ballet royal."

Et les gestes de la chorégraphie étaient aussi lisibles, pour le public, que les dizaines d'épisodes déroulés par la fresque géante, produit, comme la danse, explique Ly Daravuth, d'un art minutieusement codifié où chaque détail ornemental, couleur, parure de tête ou toile de fond, permet d'identifier le personnage représenté. "Par exemple, Rama doit avoir la peau verte. Inversement, les femmes de l'épopée sont peintes à chaque fois de manière identique, mais il n'y a pas de confusion possible, car elles sont identifiées par le contexte de la scène." Et le peintre, poursuit-il, est d'abord un artisan, dont le talent se mesure à la dextérité de reproduction et à la connaissance de l'épopée." Une dextérité transmise autrefois dans les ateliers de maîtres réputés, par un apprentissage de plusieurs années, que Georges Groslier, quand il inaugura au début du siècle dernier l'Ecole des arts cambodgiens, décida d'ériger en discipline d'enseignement. C'est là que Chet Chan a été formé, et c'est la chaire qu'il occupe aujourd'hui à la Faculté des Beaux-Arts.

Mais la transmission, trop exigeante face au manque de débouchés, et du coup d'enthousiasme, ne s'y effectue plus.. Face à la diversité des expressions et des savoirs, à la difficulté, aussi, de les interpréter, et peut-être à la vanité de prétendre ressusciter des traditions mourantes, les ambitions pédagogiques de Reyum, sourit Ly Daravuth, ont été progressivement revues à la baisse. "Nous nous sommes rendus compte que notre idée d'un 'dictionnaire' du Reamker serait une tâche immmense et disproportionnée par rapport à nos moyens. L'exposition et le livre gardent quelque chose de la volonté de départ, mais se bornent à proposer une vulgarisation intelligente." Outre le récit de Thiounn, et la présentation élégante de chacun des personnages (dont quelques-uns, figurent ici, hélas, en noir et blanc, accompagnées des légendes de Reyum), les 155 pages du Reamker peint par Chet Chan comportent ainsi un découpage précis de toutes les étapes d'un tableau par le biais de 85 photographies commentées en détail - en l'occurrence, le combat des singes Hanuman et Nil Phat, qui tout à leur fureur, en oublient leur mission : construire un pont vers l'île de Langka, où Neang Seda est gardée prisonnière par Krong Reap.

 

 

 

Krut


Au combat, Indrafit, le fils de Krong Reap, tire des flèches qui se transforment en neak (ou serpents), et enserrent Preah Leak et ses singes soldats. Preah Ream lance une flèche au paradis Kailash pour demander à Krut (ou garuda) de venir arracher les flèches serpents, Preah Leak et ses soldats sont alors libres de regagner leur campement. Le Krut est représenté avec le torse et les bras d'un humain à peau brune.....
 

 

L'espoir de Reyum, en donnant à regarder, dans un cadre digne de lui, un aperçu de cet art immémorial, est de susciter, peut-être, de nouveaux désirs à son endroit : des commandes renouvelées de la part de particuliers, au-delà de la rare clientèle étrangère, mais aussi des envies d'apprentissage, et de découverte, par le public, de l'infinie diversité de cet héritage. Quant à rêver que le trait exigeant de Maître Chet Chan puisse inspirer à l'Etat la volonté de sauvegarder ce qui vit encore, à commencer par la fresque du Palais royal, c'est un débat plus vaste, élude Ly Daravulh, qui ne veut pas s'en tenir au regret incantatoire d'un patrimoine menacé. "Ce qui est intéressant ici, commente prudemment Son Soubert, c'est que la connaissance, dans une certaine mesure, sera préservée. Mais ce livre est aussi le signe du lien intime que nous avons perdu avec notre Reamker."

 



Hanuman

Hanuman est le neveu de Sugrib, qui devient le plus fort et le plus intelligent des commandants singes à la tête de l'armée de Preah Ream. Hanuman aide sans relâche Preah Ream dans son combat pour reconquérir Neang Seda. Hanuman est représenté comme un singe blanc avec des ornementations bleues ou vertes figurant son pelage; de loin, II doit sembler blanc, tandis que de près, on peut voir le dessin du pelage. Hanuman porte une parure de tête kbang, et est peint ici dans une posture de marche, épée dressée.

 

Chet Chan : "Peindre le Reamker, c'est une école de patience et de sérieux"

Texte : Chheang Bopha
 

"Finalement, mon rêve se réalise. Je peins l'histoire du Reamker, que j'ai apprise par cœur, et à laquelle j'ai consacré tant de recherches", sourit Chef Chan. A 57 ans, dont 40, dit-il, voués à la grande affaire de sa vie, dont les moindres détails continuent de l'habiter, le peintre a accueilli la commande de Reyum comme une consolation. Il se désole en effet de voir les visages et les couleurs qu'il connaît si bien s'effacer petit à petit des murs du Palais, déformés ou noircis par les infiltrations d'eau. Et de constater que les étudiants et ses jeunes confrères boudent la peinture traditionnelle qu'il a apprise, jadis à l'Ecole des Beaux-Arts,"parce qu'il n'y a pas de marché, et qu'ils ne veulent pas perdre du temps et de l'argent." Peindre le Reamker, soupire-t-il, c'est pourtant une école de patience, de précision, et de connaissance. Mais qu'on ne peut pas suivre à moitié : "si l'on n'exécute pas parfaitement tout ce que nous enseigne la tradition, cela n'a pas de sens", ajoute Chet Chan.

S'il a commencé "un peu tard" à s'initier la peinture traditionnelle, sur les bancs de l'école, il avait déjà exercé, tout jeune, son crayon et ses pinceaux, croquant en autodidacte tout ce qui s'offrait à son œil, du bestiaire familier des campagnes khmères aux scènes de rue déroulées devant sa fenêtre. Apprendre, se rengorge-t-il, lui fut facile "parce que j'avais un don, et puis je suis sérieux". Sous le régime des Khmers rouges, cacher son talent fut une condition de survie. Mais il se rattrapait entressant "des paniers plus beaux que ceux des autres", où il mettait en secret un peu de son âme d'artisan pointilleux.

Avant de s'atteler à la grande collection qu'il expose aujourd'hui, Chet Chan survivait tant bien que mal, enseignant sans conviction et vendant de loin en loin quelques-unes de ses peintures à des étrangers "qui en avaient assez de la peinture moderne", entendez les toiles qui abondent dans la plupart des galeries environnant le Musée des Beaux-Arts et la Faculté, et ne relèvent pas, selon lui "de la peinture sérieuse". Il ne peut plus travailler aussi longtemps qu'autrefois, gêné par une douleur à la hanche qui s'Installe au bout de quelques heures, mais il est heureux d'avoir pu transmettre son art à deux de ses quatre enfants, qui sont désormais capables de le seconder. "Quand j'achève une peinture, cela me met de bonne humeur, surtout des personnages du Reamker, où l'on voit ces femmes à la démarche souple, les gestes des roi."