Cambodge Soir, Vendredi 22, Samedi 23, Dimanche 24 Février 2002

Quand après l'Indépendance,
on cherchait à inventer la modernité

Texte : Pierre Gillette

Dans les années qui suivent l'indépendance, le royaume n'échappe pas aux influences venues de l'Occident, comme ici le twist. Mais les créateurs de cette époque cherchent d'abord à inventer un art contemporain qui exprime la modernité du Cambodge. Acteurs, metteurs en scène, architectes, musiciens, cinéastes.... accouchent de nouvelles formes artistiques.

La galerie Reyum revient sur cette période. Pages 10, 11 et 12

Cours de peinture à l'Urba dans les années soixante
 

Implanté au cœur de la capitale, le stade olympique dresse sa silhouette fine et racée au beau milieu d'un quartier de compartiments chinois. Construit par Vann Molyvann au début des années soixante pour accueillir les troisièmes Jeux de l'Asean, ce stade, d'une capacité de 60 000 personnes, frappe l'esprit par l'audace de ses lignes. Comme si l'on avait écrit avec du béton un nouvel alphabet architectural qui, tout en étant tourné vers l'avenir, aurait transcendé un héritage venu des plus anciens temps de l'histoire du royaume.

D'autres constructions, datant des deux décennies qui ont suivi l'indépendance, en 1953, marquent la capitale de cette même empreinte innovante. Celles-ci constituent les éléments les plus visibles de l'effervescence créatrice qui s'est emparée du pays à cette époque. Les acteurs cherchent de nouvelles formes théâtrales, les peintres se demandent comment être modernes, le style yéyé bouscule la musique, les cinéastes tournent leurs premiers scenarii...

La galerie Reyum présente jusqu'à fin avril une exposition débordante de documents témoignant du bouillonnement de ces "Cultures de l'Indépendance". L'Institut des arts et de la culture, qui anime cette galerie, a également édité un ouvrage dans lequel ceux dont la créativité et le talent explosèrent dans ces années-là - Vann Molyvann, Chheng Phon, Ly Bun Yim, Van Sun, etc. - reviennent sur leurs pas dans de passionnantes conversations avec les concepteurs de l'exposition.

Qu'on ne s'y trompe pas : ce regard jeté sur le passé ne se veut pas la célébration compassée d'un âge d'or que les années de guerre et surtout le régime des Khmers rouges auraient réduit à néant. "Nous voulions mieux comprendre les conditions d'émergence de ces nouvelles formes de création et, au-delà de cette exploration, saisir l'occasion pour s'interroger sur ce qui peut fonder la reconstruction de la culture contemporaine", explique Ly Daravuth, co-directeur de la galerie Reyum et concepteur, avec Ingrid Muan, de cette exposition.

le Building tel qu'il fut construit dans les années soixante

le Building en cours de "restauration"
 

"Je voudrais vous dire qu'à cette époque-là, nous construisions entièrement la nation, dans tous les domaines. Sous la direction du roi Norodom Sihanouk, nous étions extrêmement enthousiastes de bâtir une nation, notre nation qui venait juste de retrouver son indépendance." L'architecte Vann Molyvann, qui fut sous le Sangkum Reastr Niyum l'un des éléments moteurs de ce mouvement et également recteur de l'Université royale des-beaux-arts et ministre de l'Education, livre là, dans un des entretiens qu'il a accordés à Reyum, sans doute l'une des clés pour comprendre cet embrasement des milieux culturels. "Il existait un désir de donner du Cambodge l'image d'un Etat fort dans la région", confirme Ly Daravuth.


Un spectacle de théâtre parlé donné par les élèves de 3e année
de l'Ecole nationale de théâtre
 

Mais suffit-il pour cela seulement de s'inspirer sans le revisiter du prestigieux héritage angkorien, de perpétuer les arts et folkores traditionnels? Non, répondent ces artistes, dont beaucoup ont étudié en France ou travaillé avec des créateurs étrangers. C'est ainsi que dans tous les domaines de la création se pose la question de la modernité. Comment inventer une culture contemporaine cambodgienne, comment traiter les influences étrangères? Voilà de quoi les architectes, les peintres, les acteurs, les chanteurs parlent dans ces années-là. De nouvelles formes artistiques apparaissent, comme le théâtre parlé. On joue Molière et Shakespeare en khmer. Des pièces en khmer sont écrites dont certaines vaudront à leurs auteurs et interprètes quelques ennuis avec les autorités. "Après l'indépendance, il se sont retrouvés face à eux-mêmes, obligés de s'interroger sur la culture contemporaine khmère. L'exposition permet de voir comment ils se sont confrontés à ce problème", souligne Ly Daravuth.

Il reste que l'Etat s'est aussi impliqué dans cette démarche, créant des institutions destinées à régénérer la création artistique en s'inscrivant dans cette réflexion. Ainsi, en 1965, sera créé l'université royale des Beaux-arts, regroupant cinq facultés : architecture et urbanisme, arts plastiques, arts dramatiques et chorégraphie, musique et d'archéologie. "En bous intéressant au travail de Chheng Phon, de Vann Molyvann ou d'autres, nous n'avons pas cherché à en faire des modèles. Simplement, cela donne des pistes pour l'avenir. Il appartient aux jeunes créateurs d'aujourd'hui de construire pareux-mêmescetartde demain", précise Ly Daravuth. L'exposition "Cultures de l'Indépendance" montre que sans la volonté et l'imagination des artistes, rien n'est guère possible. Et qu'il appartient aussi aux institutions d'inventer des politiques qui les accompagnent dans leur démarche créatrice. Loin de la nostalgie, ce travail de l’Institut Reyum interroge le présent.

Exposition jusqu'à fin avril
Galerie Reyum, 47, rue 178. Entrée libre.

 

Quand le twist déclenchait la polémique...

M. Uv, dans son article intitulé Le twist et notre jeunesse (La Dépêche du 4 juin) s'est montré systématiquement contre les soi-disant "danses endiablées" que représentent, pense-t-il, ces "twist" et ces "rock". Il est allé même jusqu'à conclure que ces danses sont la cause dans les pays d'Europe et d'Amérique de l'apparition des dévoyés et ont tendance à s'identifiera la drogue, l'alcool, la violence et le racisme, qu'elles sont la destruction même. Et pour appuyer son raisonnement, M. Uv indique que "les médecins en Europe ont signalé que le twist provoque la scoliose".

Tout en étant partisan d'une société qui entend combattre tous les vices (débauche, libertinage), nous trouvons quand même dans l'affirmation de M. Uv une exagération. En effet, si vraiment le rock et le twist sont comme l'affirme M. Uv générateurs de vices au même titre que les jeux de hasard, pourquoi donc les gouvernements de ces pays d'Europe et d'Amérique, connus pour leur politique tendant à assurer le bien-être et le bonheur de leur nation, en autorisent-ils l'existence? Le dire de M. Uv, selon lequel les médecins en Europe ont signalé que le twist provoquait la déviation latérale de la colonne vertébrale serait donc fort douteux pour la même raison.

Le twist est aussi le divertissement des gens de bourse modeste. Un verre d'orangeade, une ou deux bouteilles de bière ne sont sans doute pas une barrière pour le salarié qui désire de temps en temps admirer le twist dans toute son exubérance. Dans le cadre du respect de nos lois, de nos bonnes mœurs et des principes de notre socialisme national, nous sommes pour le principe de laisser-faire, partisan de l'épicurisme et de la liberté.

Nous ne voyons rien en le twist qui puisse être considéré comme une atteinte aux bonnes mœurs et comme une destruction. Enfin, que M.Uv ne s'en inquiète pas, le 'twist, comme son prédécesseur le rock et comme toute mode, ne bénéficiera que d'une faveur passagère comme partout.

- Um Sau
Lettre adressée au journal La Dépêche en 1962 et reproduite parmi d'autres dans l'ouvrage Cultures of Independence